Mme N. – Humanisme, empathie du médecin ?
- charlesbessiere
- 16 juin
- 4 min de lecture
Je me questionne en ce moment sur l'humanité, l’empathie du médecin ou du soignant en général.
Est-on médecin parce qu'au fond de soi on a un attrait particulier pour autrui ? Est-ce qu’il existe une « vocation » à soigner ? Fait-on réellement ce métier pour aider les autres ou simplement par désir de gratification morale ou financière ?
Je me pose la question car parfois j’ai l'impression de réduire ma propre humanité à ma salle de consultation et à ma famille, à l'exclusion du reste de mes contemporains. Je doute ainsi souvent de ma bienveillance, et par exemple ne fais pas grand cas du sort de l'espèce humaine en général. En effet, une espèce capable de produire en son sein des Mohamed Merah ou des Donal Trump, d’enchainer les génocides, ne me donne pas envie de souhaiter sa pérennité à tout prix, surtout si l'on considère la destruction de l'écosystème qui va avec cette survie.
C'est donc la question de l'altruisme du médecin. Sommes-nous de "bonnes" personnes ?
En cas de crise sociétale, serais-je plus facilement du côté de ceux que l'histoire qualifiera de bons ou de justes ? On peut imaginer que, pour être complètement honnête en consultation, il faudrait disposer d’une écoute et d’une disponibilité bienveillantes "naturelles". C’est la thèse défendue par Matthieu Ricard dans son livre « éloge de l’altruisme », notamment à partir de nombreuses études sur les relations des enfants entre eux.
Je ressens souvent au contraire ce hiatus entre mon empathie en consultation et celle de ma vie « civile ».
Mon moi « professionnel » est-il une illusion que j’entretiens ? Étant payé pour écouter les personnes, ne suis-je pas simplement hypocrite ou malhonnête ? Cynique ?
Par exemple si quelqu'un de ma famille ou via une relation commune me sollicite pour un avis médical, j'ai l'impression d'être différent. Moins attentif, moins disponible, moins sincère que dans mon cabinet, avec ma blouse, jouant mon rôle.
J'ai ainsi un jour donné mon avis à la femme d'un cousin. Elle était très angoissée, en manque de soutien et d'information de la part de son chirurgien, à quelques mois d'une intervention du genou. J'ai discuté avec elle pendant une heure mais cela m'a été assez pénible. Je ne dis pas qu'en consultation tout est facile, mais j'ai rarement l'impression de faire des efforts.
Je ne crois cependant pas pouvoir être deux personnes différentes dans mon rapport aux autres, selon le contexte, et cela même si je le désirais. Ce rapport à autrui est tellement fondamental dans notre vie d’animaux sociaux, et a été élaboré par tellement d’expériences accumulées tout au long de notre vie, que nous ne pouvons avoir qu’une seule version profonde de nous-mêmes à partager. On peut certes s’adapter à notre interlocuteur, et on le fait tout le temps, mais sans avoir à notre disposition de multiples « exemplaires » totalement différents de notre psyché.
J’ai vu la série Severance récemment, qui parle de la dissociation au travail. C’est une série de SF qui postule une séparation neurologique au sens littéral, entre le « moi » de la vie privée, et celui de la vie professionnelle. A partir de ce pitch, iels ont déjà tissé deux saisons passionnantes.
Dans la vie réelle, je pense que cela n’est pas possible. Donc je pense rester la même personne au travail et ailleurs. Simplement, je n’ai pas les mêmes interactions dans les deux lieux.
Dans ma vie professionnelle, je suis attaché à ce que ma « prestation » lors de la rencontre avec le.la patient.e soit pour lui/elle un moment spécial. J’aime l’idée de donner mon maximum, y compris en termes d’empathie à priori, à cette occasion. Comme le rappeur californien Nipsey Hussle, RIP, le décrivait dans « dedication », je me sens particulièrement investi d’un devoir, d’une mission, et essaie d’être à la hauteur de ceux-ci, quand je consulte ou opère. En consultation, je ne trouve pas tout le monde aimable, mais je ne me permets pas de porter de jugement, comme on peut le faire dans la vie privée. Je limite au maximum toute potentielle misanthropie. Il y a donc quelque chose de performatif dans mon rapport aux patients.
Alors qu’en dehors, j’ai une distance avec les autres plus « naturelle », intuitive, non « forcée ». Je n’y ai pas le même degré d’implication, la même intensité.
C’est aussi que je n’ai pas le choix : je me sens très souvent épuisé en fin de journée de travail, et ne pourrais physiquement pas « tenir » la même tension nerveuse sept jours sur sept.
Il s’agit donc surtout de surmoi, d’une idée du « bien faire », dans le cadre professionnel, tempérée par mes propres limites. Beaucoup plus que d’être éventuellement dissocié, ou d’être deux personnes différentes en une, et donc forcément une plus « honnête » ou « vraie » que l’autre.
Donc pour répondre à la question de ce post sur l’humanité du soignant : Je pense avec Mathieu Ricard qu’on a une tendance naturelle à être tourné vers autrui, plutôt que de s’en défier. Et l’humain, fondamentalement, n’est pas un loup pour lui-même.
Ensuite, notre degré d’empathie, d’altruisme naturel est modelé par notre éducation, notre histoire personnelle, et l’ensemble des interactions sociales, bonnes ou mauvaises, qu’on a au cours de notre vie. On dispose ainsi chacun.e, à différents moments de notre existence, d’un plus ou moins grand « potentiel » à s’intéresser aux autres, à être bienveillant.
On peut sans doute cultiver ou éteindre cette capacité avec le temps. Notre vie privée va nécessairement influencer nos interactions professionnelles, et vice-versa. Il faut donc certes favoriser notre bien-être au travail, mais aussi ailleurs, au risque principal, avec le temps, de voir notre vie professionnelle s’affadir, se détériorer, et les patient.e.s en payer le prix.
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