Mme S. M. T. – Orthopédiste complice de l’exploitation des travailleur.ses ?
- charlesbessiere
- 9 sept.
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Dernière mise à jour : 14 sept.
Je vois en consultation beaucoup de travailleur.ses physiques.
Soit encore en activité, soit retraité.e.s. Ce sont même la majorité de mes patient.e.s. On peut conjecturer que les personnes faisant beaucoup d’efforts manuels au cours de leur vie professionnelle sont plus vite confronté.e.s à des douleurs liées à une usure accélérée de leur corps. C’est effectivement un fait reconnu depuis longtemps en épidémiologie.
Au début de mon exercice, j’avais une approche stéréotypée en consultation : j’essayais de corréler mon examen clinique (interrogatoire et examen physique) avec les données de l’imagerie, pour établir un diagnostic anatomo-clinique (quelle lésion est responsable des douleurs ?), et mettre en place une stratégie thérapeutique traitant l’anatomie et soulageant les douleurs. Ça peut passer par des médicaments, des soins locaux, de la kinésithérapie, ou de la chirurgie. Mais l’idée est d’arriver à établir le sacro-saint triptyque anatomie – symptômes – traitement. « La douleur vient de ce problème anatomique que nous allons traiter avec la kiné, des infiltrations ou parfois de la chirurgie ».
C’est en gros ce qu’on m’a appris à faire pendant ma formation académique de chirurgien. Mon rôle dans l’organigramme médical est globalement de trouver un élément de l’anatomie du patient que je peux pointer du doigt et et que le programme thérapeutique va cibler. Tout pousse à cela : les examens d’imagerie qui décrivent toutes les petites variations des corps, les kinésithérapeutes qui ont souvent une approche centrée sur les corps, les médecins traitants qui sont fréquemment sous-formé.es en orthopédie-traumatologie, et qui s’en remettent aux kinés/radiologues/chirurgiens. (Je ne les blâme pas d’ailleurs, étant assez nul pour tout ce qui sort de ma spécialité, et ai beaucoup de respect pour les médecins généralistes, qui ont des connaissances médicales bien plus vastes que les miennes). Il y a néanmoins ainsi toute une culture qui pousse les chirurgiens orthopédistes à une approche anatomo-centrée.
Mon interrogatoire, qui est avec l’examen physique l’autre composant de l’examen clinique proprement dit, était réduit au minimum, et recherchait surtout les antécédents traumatiques et le type de métier. L’idée à travers mes questions était de comprendre globalement à quel niveau de sollicitation mécanique avait été exposé le corps de la personne au cours de sa vie.
Cette approche me semble aujourd’hui être une simplification de ce qu’on peut et doit rechercher, occultant de nombreux facteurs de l’équation complexe aboutissant à tel ou tel niveau de douleur.
En se concentrant uniquement sur la région anatomique douloureuse et un interrogatoire orienté, on passe à côté d’éléments de l’histoire de la·e patient·e, qui peuvent influer son rapport à la douleur, notamment via sa santé psychique (antécédents de violences, physiques ou mentales, de maltraitance médicale etc…).
On manque aussi des détails de son histoire professionnelle (niveau moyen de stress, harcèlement, historique des accidents de travail…). Je me contentais de classer les patient.es entre travailleur.ses physiques ou sédentaires.
Alors que par exemple pour un sportif de haut niveau, on va rentrer spontanément beaucoup plus dans les détails : combien d’années de pratique ? A quel niveau ? combien de blessures ?
Pour les travailleurs, il faudrait établir une anamnèse professionnelle bien plus précise que ce que l’on fait habituellement. Et être formé.e.s pour mieux savoir, dès le départ de notre exercice, ce que telle ou telle profession implique. On devrait avoir fait un stage obligatoire en médecine du travail. Ce n’est pas le cas. On acquiert cette compétence sur le tas. C’est ce que j’espère après 15 ans de consultation.
J’ai ainsi observé cette influence énorme du travail, et complexifié mon approche : les cuisiniers vont être plus exposés à des addictions que les autres ; les coiffeuses à leur compte peuvent mieux adapter leur poste de travail à leur pratique, sauf si elles vont à domicile ; les esthéticiennes font surtout des épilations, ce qui implique une répétition de mouvement d’arrachage délétère, surtout si elles sont stagiaires ou en début de carrière ; les aide soignantes de nuit ou de jour ne sont pas exposées aux mêmes difficultés ; il existe d’énormes différences entre toutes les métiers qui existent après un diplôme d’infirmier.e, etc… Énormément de détails qu’aujourd’hui j’essaie de garder en tête face aux travailleurs manuels, et qui enrichissent mon interrogatoire, car je sais mieux quelles questions poser.
En parallèle, j’ai commencé à me poser des questions sur le fond de ma position :
Étant membre et issu d’une classe privilégiée bourgeoise, et à part quelques travaux d’été, n’ayant jamais vraiment gagné ma vie avec des travaux très demandeurs sur le plan physique, quelle est ma légitimité pour vraiment apprécier ce que ces personnes vivent ou ont vécu, souvent pendant des dizaines d’années ?
Par ailleurs, ne suis-je pas complice d’un système d’exploitation des travailleurs, en les « réparant » et en les remettant au travail ensuite ?
Ne suis-je pas complice d’un système qui ne prend pas du tout en compte l’influence de l’âge sur les capacités physiques ? qui considère qu’un.e employé.e de 55 ans peut occuper de la même façon et avec la même performance qu’un.e de 25 ans un poste de travail ?
Je ressens ce malaise quand je conseille aux travailleurs de plus de 40 ans de prendre plus soin d’eux, de ne plus fumer, etc… Il me gagne de plus en plus au fil des ans.
Suis-je en train de faire de la médecine à ce moment-là, ou suis-je mandaté par la société capitaliste pour l’aider à continuer à exploiter au maximum les corps des travailleurs ?
Quand je vois Mme S, hôtesse de caisse de 54 ans, qui n’arrive pas à cliquer 24 articles par minute, mais seulement 17, ou M. T, intérimaire de 52 ans, enchainant les « missions impossibles », dont les deux coudes crient à l’aide, et que je leur dis de « prendre du temps pour eux », que suis-je en train de faire, si ce n’est détourner leur regard de leur condition d’exploité.e ?
Alors, j’ai commencé par faire un diagramme où je montre que les capacités de leur corps diminuent avec le temps, que le travail reste toujours identique, et que donc la zone de « danger » concernant leur corps augmente avec le temps. Réponse à ce mécanisme progressif mais implacable : augmenter leurs « auto-soins » pour perdre le plus lentement possible leurs capacités, ou diminuer l'exigence physique du travail. Cela me permet de sortir du « tout corporel », et de mettre leur demande, « j’ai mal là », en perspective socio-économique. On peut ouvrir alors la discussion autour d’éventuelles revendications concernant leurs conditions de travail, qu’iels peuvent soumettre à leur employeur ou à la médecine du travail. Iels peuvent comprendre ainsi que le problème, ce n’est pas leurs corps, ou leurs insuffisances intrinsèques, mais tout un système qui nécessairement obéit à d’autres règles que celles de la génétique et du vieillissement. Cela me permet de leur parler de plus en plus politique et historique des luttes sociales.
Ça me permet, (j’espère !), de les informer avec plus de vérité et de précision, tout en m’aidant à mieux accepter ma culpabilité de classe et mon incapacité, fréquente, à abolir totalement leurs douleurs.
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