Mme R. – Intersectionnalité des pathologies
- charlesbessiere
- 7 juil.
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Elle a 51 ans. Un regard un peu las, fatigué. Elle consulte pour des douleurs qui persistent depuis plus d’un an. Elle a suivi un traitement médical complet, mais reste gênée au quotidien. Sur le plan anatomique, il s’agit d’un problème de calcification de l’épaule, ce qui est tout à fait bénin et très commun autour de la cinquantaine. J’arrive vite à ce « diagnostic » somatique, mais la laisse parler.
Elle déroule alors d’autres préoccupations : elle est en arrêt de travail longue maladie pour burn-out, suite à du harcèlement par deux chefs successifs. Elle me glisse avoir été victime de violence dans l’enfance, après une question de ma part sur d’éventuelles autres violences au cours de sa vie. Elle a vécu ces derniers mois un gros stress personnel, avec une démarche diagnostique concernant son conjoint, autour de ce qui aurait pu être un cancer. Enfin elle est en pleine ménopause, et « c’est pas facile ». Je lui demande si elle a eu un suivi psychologique autour de son burn-out. Elle me dit avoir vu un psychiatre. D’après ce qu’elle me raconte (rendez-vous annulés à la dernière minute, prise en charge uniquement médicamenteuse, sans psychothérapie, discours culpabilisant…), je rajoute de la maltraitance médicale à la liste.
Elle est clairement triste et pleure un peu lors de notre conversation.
Elle me raconte aussi qu’elle « ne se laisse pas aller », qu’elle a fait du sport pour rester en forme et parce qu’elle pensait que ce serait utile pour son épaule, et qu’elle aimerait reprendre le travail car elle sent bien que ça l’aiderait aujourd’hui, mais que son poste dans la fonction publique a été entretemps supprimé. Elle est donc « bloquée » à l’heure actuelle en congé longue maladie.
On convient de discuter avec son médecin généraliste de l’opportunité d’une reprise de suivi psychologique, et je conseille un travail avec un.e psychologue. On continue les soins locaux pour son articulation, qui ne m’inquiète pas, et que je ne vais probablement pas opérer.
Cette consultation m’a marqué, car elle illustre bien la complexité vers laquelle peut conduire une « simple » douleur d’épaule.
Je pense qu’il y a une douzaine d’années, au début de ma carrière, j’aurai « compris » très différemment son problème. J’aurai surévalué la calcification de l’épaule, aurait concentré mes conseils à ce propos, et serait complètement passé à côté des violences, du lien intime entre une probable dépression associée et l’intensité des douleurs ; je n’aurai pas du tout imaginé que la ménopause puisse la préoccuper autant et avoir un impact fonctionnel, en plus du reste ; et j’aurai sous-évalué la nocivité ajoutée par son parcours psychiatrique, traumatisant en soi.
Son cas m’évoque une intersectionnalité des pathologies. Tous ses différents problèmes ne sont pas cloisonnés, indépendants les uns des autres. De manière similaire à ce concept développé par Kimberlé Crenshaw dans un cadre sociologique, pour parler de l’intrication des différentes formes de discrimination.
Dans notre cas la patiente fait donc face à une somme de différentes difficultés, qui se nourrissent les unes les autres. Cette accumulation accentue l’effet pathogène de chacun de ses problèmes, pris isolément.
De plus en plus, je suis persuadé que, pour bien prendre en charge mes patient.e.s, je dois donc regarder plus loin que mon spectre habituel, celui hérité de mes années de formation académique. Je suis assez avancé en âge pour avoir conscience de mes limites dans cette démarche. Mais je vois aussi que je viens d’encore plus loin.
En tant qu’homme blanc en bonne santé d’une part. Et en tant que produit de la formation médicale classique française, pendant laquelle jamais une approche de ce type n’a été évoquée. Au contraire, la formation des médecins tend globalement (malgré des avancées récentes, notamment en médecine générale) à prendre en charge les personnes pathologie par pathologie, par plusieurs « spécialistes » indépendants les uns des autres. Et je ne déroge pas à la règle, ayant été formé pour être récipiendaire d’une toute petite composante de la santé des gens, à savoir une partie de leur corps. Je constate cependant au jour le jour les limites de cette approche. Je ne peux pas me « contenter » de mon petit bout d’anatomie, et en rester là. Et j’ai sûrement encore du chemin à faire pour sortir de ce conditionnement. Car les plaintes des patients vont très souvent bien au-delà, comme pour cette patiente.
Par ailleurs, cela change tout à mon « regard » de thérapeute : si j’avais rencontré cette patiente il y a dix ans, j’aurai eu au final un peu « pitié » d’elle. J’aurai eu de l’empathie, mais aurait surtout vu qu’elle était en arrêt depuis 2 ans pour un problème anatomique « simple ». Je n’aurai pas considéré le problème dans son ensemble, mais juste au prisme de ma petite lorgnette centrée sur son épaule. Je l’aurai aidée mais très différemment, et je pense (j’espère !), moins efficacement.
Aujourd’hui, après avoir compris un peu plus la complexité de son motif de consultation, avec un regard plus « large », je ne ressens pas du tout de pitié à son égard. Au contraire, je l’admire beaucoup. Elle lutte avec beaucoup de courage contre une multitude de causes potentielles de douleurs somatiques, intriquées les unes les autres, et contre différents facteurs extérieurs, plus ou moins anciens, souvent traumatiques. Et ne lâche rien, malgré un sentiment de culpabilité qui transparait dans son discours, et qui me semble obscène au regard de la force qu’elle déploie et de la lutte acharnée qu’elle mène au quotidien.
Au final elle n’avait pas besoin de grand-chose de ma part, car elle était vaillamment arrivée, surtout par elle-même, à trouver et suivre une voie de sortie à cette somme d’obstacles.
Elle m’a particulièrement motivé à continuer d’essayer de regarder au-delà de mon bistouri…
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