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Mme O. et Mme P. – Décès de patients

  • charlesbessiere
  • 18 juin
  • 5 min de lecture

J’ai déjà tué au moins 2 personnes.

Lu comme cela, ça fait très psychopathe, mais c’est en partie vrai. En 15 ans de chirurgie, 2 personnes que j’ai opérées sont décédées rapidement après l’opération que j’avais réalisée, et ne le seraient vraisemblablement pas si je ne n’étais pas intervenu.

La première remonte à mes années hospitalières, en début de carrière. Il s’agissait d’une patiente de 78 ans, en bonne forme, qui avait chuté. Elle présentait une fracture complexe de l’humérus, au niveau de l’épaule, avec un déplacement important des différents fragments osseux. Patiente très sympathique, vive. Nous avons discuté puis retenu une indication opératoire, avec mise en place d’une prothèse d’épaule spécifique pour ces cas-là. Le geste chirurgical s’est déroulé normalement, sans particularité. Pas de difficulté notable ni de temps chirurgical inhabituel. Suites opératoires très correctes, mais petite anémie nécessitant une transfusion. Deux jours après l’opération, on la rapatrie dans notre service (il n’y avait jusque-là pas de place et elle était hébergée ailleurs). Je suis présent pour son transfert du brancard à son nouveau lit. A ce moment précis, elle fait un malaise, et commence à être un peu confuse. Le temps d’appeler un anesthésiste, elle perd conscience. On diagnostique un arrêt cardio-respiratoire, et malgré des soins débutés immédiatement, elle mourra 48h plus tard en réanimation. Embolie pulmonaire massive. Le plus probable est qu’elle avait une lésion passée inaperçue d’une veine de la racine du membre supérieur, qui a été abimée, soit au moment de la fracture par les fragments osseux, soit par les manipulations de son épaule qui avaient été réalisées aux urgences (où les confrères avaient essayé de réduire la fracture), soit par moi-même pendant l’opération. On n’avait pas mis d’anticoagulant après l’opération, car cela n’est pas usuellement recommandé. Elle devait avoir développé un gros caillot sanguin dans cette veine. En la mobilisant pour changer de lit, ce caillot a dû migrer rapidement dans les veines pulmonaires, causant l’embolie, et ensuite le décès. Alors évidemment je n’ai pas activement « tué » cette patiente. Je n’ai pas fait d’erreur technique qui a causé son décès. Mais 14 ans plus tard je me dis toujours que si je ne l’avais pas opérée, elle serait peut-être toujours en vie, ou du moins elle aurait vécu plus longtemps. Elle aurait eu une mauvaise épaule, douloureuse et raide, mais elle aurait vécu.

C’est encore plus vrai pour une autre patiente, qui avait 83 ans. Elle était plus fragile, notamment diabétique et insuffisante rénale. Elle avait des douleurs chroniques majeures de l’épaule droite. Je l’avais vue en consultation, et nous avions convenu après 2 ou 3 rendez-vous de réaliser une prothèse d’épaule. Comme toujours nous avions parlé des risques potentiels, notamment chez elle, qui était un peu plus « à risque » pour l’anesthésie et les infections que la moyenne. Je me rappelle cependant avoir été particulièrement motivé chez cette très sympathique patiente, avec un gros transfert de ma part. Tout se passe bien, mais 10 jours après l’intervention (elle était sortie sans problème de la clinique 2 jours après), sa fille m’appelle pour me dire qu’ils ont emmené sa maman aux urgences la veille, et qu’elle est décédée pendant la nuit. Elle voulait que je sois au courant, simplement, notamment car sa mère n’avait plus mal à l’épaule depuis l’opération, était très contente, et allait très bien jusque la veille au matin ! La fille n’avait pas de questions particulières, ni d’animosité. Moi j’en suis resté sans voix, et inutile de dire que le reste de ma journée de consultation a été très perturbée. J’ai essayé ensuite de comprendre. Elle a en fait décompensé son diabète, qui était ancien, créant un cercle vicieux avec son insuffisance rénale, conduisant finalement au décès. Pour elle, il est beaucoup plus probable qu’elle ne serait pas décédée, en tout cas pas à ce moment-là, si je n’avais pas pris la décision de lui proposer une opération.

 

Je n’ai oublié ni l’une ni l’autre, 14 et 8 ans après, et sans doute ne les oublierai-je jamais.

J’arrive à relativiser bien sûr. Je sais bien que dans une vie de chirurgien, les complications surviennent. Qu’il n’y a jamais de résultat ni de parcours garantis. Tous les chirurgiens ont sans doute des histoires similaires à raconter.

Mais justement, ils ne les racontent pas.

Ils en parlent au mieux à leur conjoint.e, éventuellement à un ami chirurgien très proche. Mais le plus souvent, ils gardent cela en eux, et font tout pour simplifier la réflexion : « elle était âgée et fragile », « elle serait décédée quoi qu’il arrive », « elle savait bien les risques je lui en avais parlé », « il n’y a pas de chirurgie sans risque », « c’est la chute la responsable si elle n’était pas tombée il n’y aurait rien eu », etc… Pour ma part je pense (mais sans le savoir vraiment car je n’ai jamais eu une vraie discussion à cœur ouvert avec mes confrères), que nous gardons tous en nous quelques histoires comme celles-ci, et que nous ne les partageons pas. Comme si elles étaient taboues, ou contagieuses. Nous préférons, consciemment ou non, ne pas en parler, pour qu’elles restent circonscrites dans un espace clos à double tour, dans la crainte superstitieuse qu’en parler serait « dangereux ».

 

Cela met en évidence le manque de supervision dans nos métiers. Un pilote de chasse qui aura un crash sera « débriefé ». Il pourra parler de son accident, revenir dessus, etc… Pour nous, comme dans de nombreux métiers à responsabilité, rien de tel. Tu dois gérer les aléas thérapeutiques toi-même. Et pareil s’il y a des suites juridiques (des « mises en cause », voire des condamnations). Je n’ai pas d’expérience en mises en cause en général, et ne peux pas partager ce que cela provoque. J’imagine néanmoins (et sais en partie, via des discussions avec des confrères), que ce doit être dur, et qu’on est, là encore, seuls. Donc d’un côté personne à qui te confier, et de l’autre aucune formation spécifique pour apprendre comment réagir face à des situations de ce type. Aucune formation psychologique en particulier. On reste donc, chacun dans notre coin, avec notre sentiment blessé de toute puissance, avec une volonté de deuil infaisable, avec nos doutes, et on fait comme si de rien n’était.

Cela crée des situations à risque, et explique en grande partie selon moi, que le taux de dépression et de suicide soit plus élevé parmi les médecins, en particulier les chirurgiens, que dans la population générale.

En nous confrontant à nos limites, ces accidents nous rappellent notre faillibilité. Nous préférons la fable de notre toute puissance, de notre immunité au quotidien contre ce type d’évènements. Nous avons tort bien sûr, mais tout au long d’une carrière, vue la manière dont nous avons été formés, nous croyons que cela nous aide.

J’ai pour ma part toujours ces deux petites plaies ouvertes et, quelque part dans mon cerveau, un doute qui ne me lâche pas complètement. Et le souvenir de ces patientes. Et si… ?

 
 
 

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